Isabelle Guimond

 
 
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On s’est rencontré dans son salon le 9 mars 2020, pré-pandémie. On a parlé de tout. De peinture, de filiation, de son enfance, de notre propension commune à vouloir tout faire, tout essayer, du milieu de l’art en général, de sa pratique en particulier, d’engagement, d’amitié. On a beaucoup rit, parfois bafouillé, ouvert parenthèse sur parenthèse. Une rencontre riche et nourrissante de plus de deux heures et on en aurait pris encore.

Isabelle est peintre, dessinatrice, bédéiste en devenir, céramiste à ses heures et tatoueuse occasionnelle. Enfant unique, elle a été élevée dans une maison de femmes, apprenant sans le savoir les valeurs et les idéologies féministes qu’elle chérit aujourd’hui. Détentrice d’une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’UQAM, elle est une véritable touche à tout. Férue de littérature et de philosophie, elle s’en inspire librement quand vient le temps de peindre ou de dessiner. Son quotidien et sa biographie n’y échappent pas non plus, mêlant des éléments de sa vie privée à des scènes captées sur le vif dans la rue. Et son désir de raconter des histoires, de commenter le monde dans lequel elle vit, l’amène à se demander comment le temps peut se retrouver dans un tableau. Sa dernière exposition, La compétition des bonnes nouvelles, condense et réunit tous ces éléments.

Isabelle est représentée par la galerie Simon Blais et on pourra voir son plus récent projet, Phénomène du dortoir (en collaboration avec l’artiste Carolyne Scenna), au centre SKOL en janvier 2021.

Entretien par Karine Denault
Photos par Justine Latour


 
 

Karine : Allo allo? Ça enregistre!

Isabelle : [Rires] Allo! [Rires]

Karine : [Rires] Comme je te disais, j’ai pensé à des questions, mais c’est plus des pistes de conversation que des sujets qu’on doit absolument aborder. Je commencerais avec une question vraiment de base. Comment es-tu arrivée à la peinture?

Isabelle : J’avais à peu près 8 ans quand ma mère a commencé à suivre des cours de peinture. Je trouvais ça super beau et je trouvais que la peinture à l’huile ça sentait bon! Quand elle peignait, elle avait l’air de s’épanouir et d’aimer ça. Je lui ai donc demandé de suivre des cours moi aussi. C’était vraiment de la jalousie d’enfant! Elle a arrêté de peindre quand j’ai commencé à peindre plus.

Karine : Ah oui?

Isabelle : Oui. Pour elle, c’était un hobby. Elle m’a donné tout son matériel, qui n’était pas du matériel pour enfant. Elle m’a même donné son espace d’atelier au sous-sol. À 10 ans, j’avais un atelier imagine! Et quand il était question de cours d’art, de lecture, mes parents ne me disaient jamais non. J’ai été beaucoup gâtée et beaucoup stimulée. Je ne pense pas qu’ils s’attendaient par contre à que ça prenne autant de place et que ça devienne un métier.

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« Je n’ai pas été sensibilisée au féminisme. On était là, on était des femmes, et on faisait ce qu’on avait à faire. »

Karine : Qu’est-ce qu’ils faisaient tes parents?

Isabelle : Je n’ai pas vraiment connu mon père. C’était un analphabète fonctionnel qui travaillait dans une usine. Ma mère était infirmière. J’ai grandi dans une maison où il y avait juste des femmes. J’habitais avec ma grand-mère, ma marraine, qui a toujours été un peu comme ma mère, et ma mère. Puis, quand ma mère est décédée en 2011, ma marraine est devenue ma mère adoptive. En fait, je lui ai demandé de m’adopter mais malheureusement on ne peut pas adopter une adulte. [Rires]

Karine : [Rires]

Isabelle : Mais je l’appelle Mom et son chum je l’appelle Pop. Elle a toujours été là et, enfant, j’étais beaucoup plus proche d’elle que de ma mère. J’ai toujours eu l’impression d’avoir une paire de mères au lieu d’avoir eu un père et une mère. C’était deux sœurs et pour moi, c’était elles mes parents. Je vais peut-être sauter à une autre question tout de suite mais, je n’ai pas été mise au courant ou sensibilisée au féminisme. On était là, on était des femmes, et on faisait ce qu’on avait à faire. C’était naturel. Je n’ai jamais pensé que je ne pouvais pas faire telle ou telle chose et cette filiation entre femmes a toujours été super importante pour moi. Donc, c’est comme ça que je suis arrivée à la peinture et ça ne m’a jamais vraiment quitté, même si j’ai un parcours académique un peu en montagnes russes. Je dis souvent en blague que j’ai la passion des passions parce que j’aime découvrir plein d’affaires, mais on est dans une société qui veut plutôt qu’on se spécialise.

Karine : Oui en effet.

Isabelle : J’ai longtemps eu de la difficulté à accepter que je pouvais être peintre. Après mes différents essais au Cégep, j’ai fait une attestation d’études collégiales en illustration publicitaire. Dans ma tête, ça me garantissait un métier facile et sécuritaire. Mais je me suis rendu compte que réussir en illustration, c’est aussi difficile que réussir en n’importe quelle autre discipline artistique. Puis, quand j’ai commencé mon bac, je suis rentrée à 25 ans au bac à l’UQAM avec mon portfolio, je me suis rendu compte que je jonglais entre deux milieux qui évoluaient presqu’en vase clos.

Karine : Deux milieux qui ne se parlent pas alors qu’ils ont pourtant plein de points communs...

Isabelle : Oui. Mais il y a un milieu qui appartient au domaine des communications et l’autre non. Et moi j’étais trop artsy pour les illustrateurs et trop illustratrice pour les artistes. Ça a été long avant que je trouve ma place. Et comme beaucoup des femmes dont j’ai sorti les livres ici [Isabelle avait mis une pile de livres sur sa table à café], des femmes qui n’ont pas attendu qu’on leur fasse une place, je me suis dit « là j’y vais, c’est ma vie ». Je pense aussi que je manquais un peu d’ouverture à ce moment là. Je voulais faire un certificat en arts d’impression pour faire des livres, de la bédé, des affiches. Pour moi, c’était important de faire un art qui s’adressait à ma famille comme à mes amis. À cette époque là, je faisais beaucoup de pochettes d’albums, tous mes amis étaient musiciens, j’étais beaucoup dans la scène rock, et je pensais « ark, l’art contemporain! »

Karine : La fameuse distinction entre l’art avec un grand A et le reste?

Isabelle : Oui. J’assume maintenant que je fais des objets de luxe qui s’adresse à un public privilégié. Mais à cette époque là, ça me faisait mal! J’ai eu des bons profs d’art qui m’ont donné la piqure et je suis passée dans l’autre extrême. Je me suis mise à tripper sur l’art plus pointu tout en gardant cet amour pour la peinture figurative. Alors je me suis dit qu’il fallait que j’apprenne à jongler avec mes paradoxes et que ça allait juste prendre plus de temps avant que je réussisse. C’était quoi te première question déjà? [Rires] Ah oui, comment j’ai commencé la peinture? [Rires]

Karine : [Rires] Mais c’est intéressant parce que tu as lancé des pistes vers d’autres sujets que je voulais aborder.

Isabelle : En fait, le dessin c’est vraiment ce qui me suit depuis toujours. Même si j’ai commencé la peinture à 8 ans, je voulais toujours dessiner. C’est mon « passe angoisse » aussi. J’ai de la misère à écouter un film sans dessiner. Ça me suit partout. Ça m’aide à réfléchir. Quand je peins ou je dessine, je suis plongée dans toutes sortes de réflexions. Et des fois, j’ai envie de dessiner quelque chose juste parce que j’ai envie d’y réfléchir. Nan Goldin disait que son appareil photo était un prolongement d’elle-même. Moi, ce sont mes crayons. Je ne peux pas partir de la maison sans au moins un livre et un carnet de dessins. Je ne sais pas si je me décrirais comme une peintre. Je me sens moins peintre que bien de mes amis peintres, même si j’adore la matière, la technique. J’aime ça prendre les pigments, les mélanger…

Karine : Et pourquoi tu dis ça?

Isabelle : Sûrement parce que je vais toujours vivre un peu avec un sentiment d’imposture. On dirait qu’il y a quelque chose de puriste dans la peinture. On la pense trop souvent en réflexion sur elle-même, alors que mes inspirations premières ne viennent pas toujours de la peinture.

« C'est encourageant de voir qu'il n'y a pas de révélation parce que ça t'oblige à continuer et tu te rends compte que c'est un métier. Ce n’est plus juste un rêve. »

Karine : Moi au contraire je trouve ça beau et stimulant. Je suis un peu comme toi, je suis une touche à tout. Je suis curieuse de plein de choses et je ne me verrais pas restreindre mes activités ou ma vie à une seule chose.

Isabelle : Si je te demandais de te décrire, ou de me dire c’est quoi ton métier maintenant, tu répondrais quoi?

Karine : Maintenant? [Hésitation]

Isabelle : C’est dur hein? 

Karine : Oui! Parce que je fais plein de choses différentes et que je n’ai pas envie de me limiter. Mon neveu, qui a dix ans, a dit quelque chose que j’ai trouvé vraiment touchant l’autre jour. Il a dit « Karine c’est une artiste ». Il n’a pas dit c’est une joaillère ou une danseuse. C’est ce que je suis à la base, mais c’est aussi plus vaste que ça. La littérature, la danse, la performance, la joaillerie et ma passion pour les arts forment un ensemble. Tout ça fait partie de ma pratique et la nourrit. Que tes inspirations ne proviennent pas uniquement de la peinture, peut être que ça la rend plus riche quelque part. Quand tu étais petite, est-ce que tu t’imaginais à la place où tu es aujourd’hui? Est-ce qu’il y a un écart entre ce que tu imaginais et ce que tu vis maintenant?

Isabelle : Mon but était de devenir une artiste. Mais on m’avait tellement dit que c’était difficile que je n’avais jamais pensé à ce qui arrive une fois que tu l’es. Après ma première vraie expo, à Chicago, le lendemain, je n’étais pas différente. Alors que je m’attendais à avoir une révélation! C’est encourageant de voir qu’il n’y a pas de révélation parce que ça t’oblige à continuer et tu te rends compte que c’est un métier. Ce n’est plus juste un rêve.

Karine : C’est une façon de vivre aussi, être artiste. Ça motive et influence le genre d’activités qu’on fait, le genre de lectures qu’on fait, comment on intègre les passions au quotidien de la vie.

Isabelle : Ah oui tout à fait. Et je pense que si, alors que j’étais enfant ou adolescente, je pouvais me voir aujourd’hui, je ne pourrais qu’être heureuse et fière. Je viens de Shawinigan. J’ai fait mon secondaire à Saint-Tite. Je suis partie à 16 ans à Montréal, ça a été un gros choc! Je fais du coq à l’âne mais ça a été long avant que je me décrive moi-même comme une artiste. À partir du moment où je l’ai assumé, c’est venu avec des responsabilités. Si je veux progresser, je dois avoir une discipline. Il faut accepter aussi de vivre moins richement que la plupart des gens. La richesse est ailleurs. Comme pouvoir un lundi après-midi comme aujourd’hui discuter en bonne compagnie.

Karine : Ce que tu viens de dire m’amène à te poser une autre question. Comment vis-tu avec le doute? Est-ce que tu doutes? Et qu’est ce que ça représente pour toi dans ta vie, dans ton travail?

Isabelle : Oui, j’ai des doutes. Je ne dirais pas que je suis anxieuse, mais je pense tout le temps. Il faut tout le temps que j’aie un plan B, un plan C, un plan D. Mais les doutes sont aussi productifs. Ils m’aident à me sortir du pétrin. Ma façon de rebondir dans mon travail vient souvent de doutes. Je suis moins dans une approche documentaire qu’avant mais ma création est toujours teintée par ce qui m’arrive.

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Karine : Je te posais la question parce que j’ai toujours trouvé important de remettre en question mes idées. En création avec d’autres personnes pour monter une pièce de danse, j’ai toujours dit que les idées que je mets sur la table peuvent être bousculées. Je trouve ça important qu’on en débatte et qu’on les défasse s’il le faut, parce que c’est là qu’on va pouvoir aller plus loin. Mais en même temps, cette attitude d’ouverture et de remise en question m’a aussi rendue plus fragile par moments. Je ne questionnais plus juste mes idées, je doutais aussi de ma valeur, de ma pertinence. C’est pernicieux.

Isabelle : Oui, mais une mauvaise critique, si elle est constructive, c’est la meilleure chose qui peut arriver. En création, si on était 100% satisfait, on arrêterait tout. Alors des fois, j’accepte qu’un tableau soit comme il est, même si je ne le trouve pas parfait. À ma dernière expo, j’avais apporté mes pinceaux pour faire des retouches sous l’éclairage. Des fois, il faut savoir lâcher le morceau mais je peux être un peu têtue. Il y a une différence entre être déterminée et têtue, et je l’apprends. [Rires]

Karine : [Rires] J’allais te demander quand est-ce que tu sais qu’un tableau est fini mais il n’est jamais fini potentiellement.

 

Isabelle : Des fois, je le sais et ça me surprend moi-même. J’ai recommencé à dessiner plus quand j’ai commencé le projet Un dessin tous les jours, et c’est dû à un accident. J’ai eu un accident de vélo et j’étais sûre que j’étais correcte. Le lendemain, je ne me rappelais plus du mot « banane ». Je me suis alors dit que j’avais peut-être fait un commotion. Puis j’ai eu des étourdissements et je n’étais plus capable d’être debout, donc plus capable d’aller peindre. Et là j’ai paniqué.

Karine : C’est sûr! La vie s’écroule!

Isabelle : Je me suis mise à dessiner de façon compulsive sur ma tablette. Je venais en plus de recevoir tous les albums photos de mon enfance et je me suis mise à dessiner ma vie, comme une espèce de journal ou de chronique d’autofiction, pas très loin finalement de ce que je faisais en peinture à la maîtrise. Quand je suis revenue à l’atelier, avec le dessin qui me permettait de raconter ce qui se passait, j’avais le sentiment d’avoir plus de liberté. Je ne trouve pas que je fais de l’art engagé, mais je pense que mon engagement dans mon art finit par être un engagement plus large. Le dessin me permet d’une certaine façon de raconter et de commenter.

Karine : Et ce projet, tu l’as beaucoup montré sur les réseaux, sur Instagram en tout cas et sur ton blog. Il était donc accessible à tous. 

Isabelle : Oui, c’était l’idée. Je trouvais intéressant que les gens le voient sur Instagram alors que je travaillais avec un procédé qui prenait de 3 à 5 heures par dessin. Il y avait quelque chose là-dedans de contre productif que j’aimais. Un ralentissement alors que sur Instagram tout va vite. Je trouvais intéressant aussi de montrer un peu de ma vie. Il y a quelque chose dans la façon dont c’est reçu, c’est très intime et très public en même temps. Et on regarde ça de très proche, le rapport au corps est bien différent. Un tableau c’est physique, c’est un objet qui est là et qui exigence une présence. Même le cinéma maintenant peut être vu sur un téléphone!

Karine : Ça m’amène à te parler du rapport à l’intime et au personnel qui se retrouve dans tes dessins et tes tableaux, juxtaposé à quelque chose de plus global, de plus universel. Avec les images que tu prends durant ce que tu appelles tes errances par exemple, et que tu intègres ensuite dans tes tableaux. C’est à la fois très personnel – ce sont des moments que tu as vécus, vus – mais en même temps tu photographies des rues et des endroits qu’on a tous la possibilité de connaitre ou de reconnaitre. 

Isabelle : Quand je suis arrivée à la maîtrise, je m’intéressais aux séquences de tableaux qui, sans être de la bande dessinée ni du cinéma, intègrent l’idée du temps. Je me demandais comment on peut mettre le temps, l’histoire, la séquence, en peinture. Puis finalement mon sujet de recherche a dérivé vers l’idée de la chronique sociologique en peinture. Je venais de déménager dans Hochelaga et j’habitais à côté de logements sociaux. Comme il y avait juste un petit container, il s’accumulait des monticules sculpturaux de déchets que j’ai commencé à observer et photographier. Les déchets sont devenus une façon pour moi de voir à l’intérieur des maisons.

Karine : Tu voyais une partie de leur intimité d’une certaine façon.

Isabelle : Exact. J’ai donc fait des recherches et j’ai appris que nos poubelles nous appartiennent jusqu’à ce que l’éboueur mette la main dessus. Tu es responsable de tes poubelles. Si elles sont déplacées deux rues plus loin, tu peux avoir une amende. En art contemporain, la notion de domaine public et de domaine privé a souvent été abordée, j’y voyais plein d’enjeux qui recoupaient l’art, les sciences sociales, la vie, ma vie, et ça m’intéressait.

Karine : Et en même temps c’est paradoxal, parce que ce que tu photographiais et mettais sur une toile, ce n’est pas ce qu’on voit normalement sur une toile.

Isabelle : J’étais à ce moment là dans un nœud – ça me dérangeait de peindre des objets de luxe pour des gens riches – et je me demandais comment je pouvais le sublimer. Et, c’est mon côté tannant, je m’inspirais des toiles des grands peintres abstraits pour peindre par dessus. J’ai fait toute une série que j’ai appelé les Rothko de pauvres. Je peignais des Mark Rothko comme base puis des poubelles dessus. C’était une façon pour moi de me défaire du poids de l’histoire de la peinture! Et à ce moment là, je tenais à ce que ce soit moi qui prenne toutes les images parce quand je les dessine, je me rappelle de tout, du lieu, du moment, ce qui vient avant, ce qui vient après. J’ai l’impression que ce bagage affectif passe dans le tableau une fois que je suis à l’atelier.

Karine : Je pense que oui. En tout cas moi, comme observatrice, je me sens interpelée justement parce qu’il y a cette tension entre l’intime et l’universel. Elle me laisse une place.

« Je ne trouve pas que je fais de l’art engagé, mais je pense que mon engagement dans mon art finit par être un engagement plus large. »

Isabelle : C’était important pour moi parce que je me trouvais moralisatrice. « Il y a trop de poubelles qui sont produites! » Mais je ne suis pas mieux que personne alors en me mettant dans la toile, c’était une manière de ne pas me mettre au-dessus de mon sujet. En anglais on parle d’agency.

Karine : De responsabilité…

Isabelle : Oui. Tu es dans ton sujet, avec ton sujet. Les œuvres qui me marquent le plus sont des œuvres très personnelles qui finissent par être universelles justement parce qu’elles sont si personnelles. Je peux juste parler de ce qui est autour de moi. Et quand un sujet m’intéresse, je plonge dedans et je fais des liens. Des fois, j’utilise des images que j’ai prises il y a 10 ans et ce que j’ai photographié n’existe plus au moment où je le peins. J’ai peint des vielles affiches de commerces qui étaient sur la rue Ontario, mais ces commerces ont tous disparus aujourd’hui.

Karine : Comme des vestiges du passé.

Isabelle : Toute la pensée de Baudelaire avec Le peintre de la vie moderne, c’est super riche. Fin du 19e siècle, il y avait la Ashcan School, les peintres de cendriers, qui peignaient la pauvreté, les prostituées, des scènes de boxe. C’était comme les premiers documentaristes. Mais on ne va pas se leurrer, les poubelles ce n’est pas ce qui s’est retrouvé dans des lofts super design. Ces toiles sont presque toutes encore à mon atelier.

Karine : Parmi les questions que je t’ai envoyées, je parlais de la peinture comme mode de réflexion. Et une des raisons qui m’amenaient à vouloir parler de ça, c’est que dans ta dernière expo, La compétition des bonnes nouvelles, plusieurs des titres de tes tableaux sont clairement pris dans la littérature ou inspirés de la littérature…

Isabelle : Tu es la première qui m’en parle!! [Rires]

Karine : Pour vrai?! T’es sérieuse?!

Isabelle : Je me disais que j’allais sûrement me le faire dire mais non…

Karine : Ben voyons donc! [Rires] Ça m’a frappée à chaque fois que j’ai vu un de tes titres!

Isabelle : Et j’ai pourtant choisi des grosses pointures! Mais je ne m’étais pas rendu compte avant d’avoir complété la liste que c’était juste des hommes qui appartiennent tous plus ou moins à la même période. C’est peut être parce que ces grandes idées romantiques de la ruine ont été beaucoup débattues dans la littérature d’hommes. Comme on associe plutôt les femmes à l’intimité, il y a finalement une certaine tension à peindre des ruines. Un petit clin d’œil, un peu comme quand je faisais des Mark Rothko avec des poubelles par dessus. Mais en même temps, les auteurs que j’ai choisis, Blanchot, Cioran, cherchaient tous des nouvelles façons d’écrire. J’ai une sensibilité pour la littérature féministe de façon consciente depuis quelques années mais plus jeune, ce n’était pas un enjeu pour moi. Comme je te l’ai dit, je n’ai pas grandi dans un milieu où on se disait qu’il fallait préserver les femmes. Ce n’était tellement pas un enjeu que j’ai peut-être posé des gestes misogynes sans m’en rendre compte. J’aimais donc ça être one of the boys sans comprendre qu’il y avait là-dedans une misogynie cachée, intégrée. Je me sentais meilleure que les autres filles parce que j’étais un peu tomboy. Quand j’en ai pris conscience, ça m’a… Je me suis vraiment remise en question!

Karine : Oui oui, je comprends…

Isabelle : Donc soit j’étais entrain de lire ces livres là, soit pendant que je peignais un tableau, j’avais une espère de vertige, de perte de repère, qui me rappelait un des ces livres. Dans du Thomas Bernhard, il n’y a pas de ponctuation. C’est comme un délire. Et il y a quelque chose de cet ordre là quand tu es entrain de peindre et de terminer un tableau.

Karine : Comme un enfoncement…

Isabelle : Oui c’est ça. Et ce sont des œuvres littéraires qui ont été emblématiques pour moi. Les titres ont été trouvés après par contre. Mes titres de travail sont plutôt La ruine verte ou Explosion

Karine : Cette utilisation de la toile comme lieu de réflexion, c’est présent dans toutes les séries que j’ai vues de toi. Par la composition d’images récentes avec ton historique personnel, par ces images que tu prends durant tes marches dans la ville… J’y vois une réflexion sur le monde qui t’entoure. 

Isabelle : Oui. Je travaille de plus en plus à partir de collages, où tu sors quelque chose de son contexte et le recontextualises. Conceptuellement, il y a quelque chose de vraiment fort là-dedans. D’ailleurs, le titre de l’expo, La compétition des bonnes nouvelles, c’est aussi le titre d’un livre. Un livre de Sloterdijk sur la réécriture des bonnes nouvelles de Nietzsche. Je cherche toujours à faire des liens et plusieurs des livres que j’ai choisis font référence à d’autres livres. Parce qu’on est des êtres construits et cette idée de souveraineté de l’artiste, c’est du romantisme pur.

Karine : Effectivement. On n’invente pas à partir de rien, les idées viennent toujours de ce qui nous entoure, nous affecte, nous touche. Que ce soit notre vie quotidienne, l’actualité, les livres ou les articles qu’on a lus, les expos et les spectacles qu’on a vus, peu importe, on est influencé par ce qui ce qui se passe autour de nous.

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« Je suis toujours dans les mêmes enjeux, il y a toujours ce besoin de raconter le monde dans lequel je vis. »

Isabelle : Exactement. Et le collage fait qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les éléments. Un tableau de Vermeer peut être aussi important que des poubelles si je les mets au même niveau dans un nouveau contexte. Avec le dessin, c’est un peu la même chose. Pour moi dessiner, c’est attarder son regard. Alors qu’il y a des gens qui opposent figuration et abstraction, la vraie opposition pour moi est entre le dessin et la peinture. Parce que dessiner, c’est délimiter une forme alors que la peinture, c’est plus expressif, c’est dans le domaine du senti. Je ne peux pas partir d’un fond blanc. Et ce n’est pas le problème de la page blanche. C’est plutôt que j’ai besoin de matière, d’une certaine abstraction pour pouvoir ensuite peindre par dessus. C’est peut-être à cause de la façon dont je pense, je crois que j’ai un TDAH pas diagnostiqué. [Rires] J’ai une pensée qui fonctionne comme des liens Wikipédia qui s’ouvrent les uns sur les autres. Donc souvent, je peins un élément qui en appelle un autre puis un autre, et à la fin, il reste juste une partie du premier élément parce que j’ai peins par dessus. Il y a quelque chose dans cette succession de couches, dans cette matière…

Karine : Ça rejoint une impression que j’ai devant plusieurs de tes tableaux. Ils sont remplis de détails et j’ai l’impression que ces détails sont là pour me distraire d’une sorte d’infini ou d’appel du vide. Je sens une forme d’effacement, comme s’il y avait plusieurs couches d’éléments et que le fond les contenait toutes.

Isabelle : Je n’avais pas pensé à ça comme ça mais c’est super intéressant. Pour ma dernière expo, j’ai fait une petite série de tableaux que j’ai appelé mes Tableaux de fouilles. Je traine ces petits formats depuis presque 20 ans. Avant de commencer un tableau, j’expérimente avec les couleurs sur ces petits formats. Ces petits tableaux ont des fonds et des fonds et des fonds. Et même pour plusieurs des grands tableaux, je me suis servie de vieux tableaux et j’ai repeint par dessus. Donc ils ont effectivement plusieurs couches de peinture et ils contiennent plusieurs tableaux. Ils sont vraiment chargés. Et tu me demandais tantôt comment je sais quand un tableau est fini… quand ça va bien, on le sait. Mais des fois, comme je travaille souvent très tard, à minuit ou deux heures du matin, je ne le sais plus. Si, quand je reviens le lendemain, j’ai peur d’y retoucher, je le mets de côté et je prends du recul. Toutes les fois où je ne me suis pas écouté et j’ai continué à peindre, je l’ai regretté. Pas possible de faire comme avec une tablette et de faire « pomme + z ». 

Karine : Non c’est clair. C’est intéressant parce qu’en arts vivants, en danse par exemple, même quand les pièces sont très écrites du début à la fin, ça demeure malléable, ça change et ça évolue d’une représentation à l’autre. Et si une pièce est reprise des mois plus tard, elle ne sera pas exactement comme elle était au moment de sa création. Parce que les interprètes ont dansé autre chose et ont autre chose dans leur corps, parce qu’avec le recul on revoit et on change certains passages, parce que c’est vivant justement. [Rires] Tu as commencé récemment à faire de la bande dessinée.

Isabelle : Oui, je me suis inscrite à un cours de BD parce que pour moi, l’objet de création ultime, c’est le livre. Mais je suis toujours dans les mêmes enjeux que ce soit avec le dessin, la peinture, la bande dessinée, il y a toujours ce besoin de raconter le monde dans lequel je vis. Ça me permet de commenter ce qui m’entoure, tout en me laissant surprendre par la matière. Avant je planifiais plus mes tableaux et je me coupais de tout le plaisir de la peinture. Ça se peut que ça coule, qu’une couleur en appelle une autre. Peut-être que c’est ça aussi qui donne l’impression d’effacement et de couches dont on parlait tantôt. Parce que le tableau ne se construit pas d’une seule façon. Parfois je travaille avec un projecteur, parfois je fais une mise au carreau, parfois c’est un comme geste d’impression, d’autres fois c’est de mémoire. 

Karine : Peut-être que tu vas trouver mon parallèle boiteux mais en danse, on travaille beaucoup avec l’accident. On travaille avec ce qui arrive là, dans l’instant. Et c’est un peu la possibilité que tu te donnes avec la peinture, non?

Isabelle : Oui, parce qu’il faut être réceptif. Et je me laisse beaucoup portée par mon instinct.

Karine : As-tu encore la curiosité d’apprendre des nouvelles techniques?

Isabelle : Ah oui, j’apprends tout le temps. Pour ma dernière expo, je ne voulais pas juste représenter la ruine mais aussi faire ruine sur mes tableaux. J’ai fait beaucoup d’explorations. Il y a plusieurs tableaux que j’ai couchés au sol, je mélangeais de la poussière avec de la cire pour obtenir une matière particulière... J’aime que la matière soit en adéquation avec le projet, qu’il y ait un lien conceptuel entre les deux. Et je pense que plus on a d’habiletés techniques, plus on peut faire de choses. C’est comme du vocabulaire et de la grammaire.

Karine : Oui, je suis complètement d’accord avec toi. Tu prends donc vraiment plaisir à travailler avec les matériaux.

Isabelle : Ah oui! Et quand je donne un cours de peinture, la première chose que je demande à mes étudiants c’est « qui aime faire de la cuisine? » Parce que pour moi, faire un jus ou une béchamel et faire de la peinture, c’est lié. La peinture à l’huile et l’aquarelle en tout cas. Quand j’ai le temps, je fabrique ma peinture en mélangeant les pigments pour créer mes propres couleurs. Je pense à mon empreinte écologique en peinture comme j’essaie de produire le moins de déchets possible quand je cuisine. Et je n’oublie jamais que je fais des objets de luxe. Mais en même temps, j’essaie de relativiser. Je n’ai pas de voiture, je suis végétarienne,…

Karine : Et, en parlant de conscience, tu t’occupes d’une petite fille depuis plusieurs années aussi non?

Isabelle : Oui, Rosalie. Depuis octobre 2016. Elle avait 7 ans et là elle vient d’en avoir 11 ans.

Karine : Comment t’es-tu impliqué dans Grands frères grandes sœurs?

Isabelle : Je ne me souviens plus quand j’en ai entendu parlé pour la première fois mais je les ai contacté le 2 janvier 2001. Nouvelle année, nouvelle résolution. À ce moment là, je ne savais pas ce que ça impliquait et je n’étais pas assez disponible. Mais dès que j’ai eu fini mes études en 2015, je les ai rappelé.

Karine : Donc depuis 2001, tu avais ce désir de t’impliquer.

Isabelle : Oui. Surtout parce que si je n’avais pas eu Normande, ma marraine-mère, je ne serais pas devenue la personne que je suis aujourd’hui. Ma mère avait des problèmes de dépression et Normande a été tellement importante pour moi. Sentir ce lien qui se développe, c’est vraiment fort. Le père de Rosalie m’a dit qu’elle a vraiment gagné en confiance depuis qu’on se voit.

Karine : C’est sûr. Votre relation a sûrement une grande influence sur ce qu’elle devient.

Isabelle : Oui et ça a une influence sur moi aussi. Avant qu’on soit jumelé, on devait chacune écrire une lettre. Dans la sienne, elle a écrit qu’elle cherchait une grande sœur avec les cheveux longs, qui coure vite et qui dessine bien. Le dessin a donc très tôt été un point de rencontre. Et après elle s’est ouverte sur plein d’autres choses. Elle a une résilience folle, elle a plein d’amis, c’est beau de la voir aller… Ça m’émeut de parler d’elle.

Karine : C’est très beau. Ça m’amène à te demander s’il y a des choses dont tu es particulièrement fière, que ce soit dans ta vie personnelle ou dans ta vie professionnelle. Et des regrets ou des déceptions. 

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Isabelle : J’essaie de ne pas avoir de regrets, parce que ça ne sert à rien à part être triste. Cheminer, continuer et ne pas me décourager, c’est ce qui me rend le plus fière. Je ne viens pas d’une famille riche ni d’une famille qui était impliquée dans le milieu des arts visuels.

Karine : Donc tu n’avais pas de modèle dans ton entourage immédiat.

Isabelle : Non, mais ce n’est pas tant une question de modèle que de moyens. Ça change vraiment quelque chose quand tes parents ont de l’argent et que tu peux étudier sans travailler ou que tu peux aller dans les meilleures écoles… Tout le reste est plus facile après. On parle rarement de ces iniquités. Même chose pour les galeristes, quand tu ne viens pas d’une famille fortunée, c’est beaucoup plus difficile. Ma détermination me rend fière. Et ma capacité à m’étonner et à être très passionnée. Des fois les gens me trouvent un peu intense! [Rires] Quand je me trouve intense, je lis des poètes russes et je me dis « ah que je suis relaxe! » [Rires] 

Karine : [Rires]  

Isabelle : Et c’est important pour moi qu’on s’entraide même si c’est un milieu compétitif. Les bonnes idées ça se multiplient, comme l’amour. Ça me rend fière de ne pas avoir perdu cette façon de voir, même si parfois c’est plus difficile.

Karine : Tu me pointes ta pile de livres… est-ce qu’il y a des femmes qui t’inspirent particulièrement ou dont tu te sens proche intellectuellement?  

Isabelle : Oui j’ai sorti plein de livres! Ce sont surtout de femmes qui n’ont pas peur d’être intenses et qui reprennent à leur compte ce qu’on reproche souvent aux femmes, comme l’hystérie…

Karine : La vulnérabilité aussi… Alors que c’est une force, une intelligence émotionnelle, pas un défaut.

Isabelle : Parmi les auteures que j’aime beaucoup, il y a Marina Tsvetaïeva. Je parlais tantôt de la russe intense, c’est elle! Josée Yvon aussi. En musique, il y a Kim Gordon. Elles sont toutes à la fois complètement dans leur corps, dans l’intensité, et dans l’intellectualisme. Je trouve ça formidable, j’aspire à ça! 

Karine : Je vois dans ta pile aussi Annie Ernaux, Marguerite Duras…

Isabelle : Oui. J’en ai sorti pas mal hein?! J’aime beaucoup aussi Goliarda Sapienza. J’ai lu L’art de la joie en une semaine!

Karine : Et dans ton entourage, de qui te sens-tu proche?

Isabelle : Dans la vraie vie, il y a bien sûr Monique Régimbald-Zeiber. Elle était ma prof à la maîtrise, puis elle est devenue une collègue et maintenant une amie. Martine Delvaux aussi, et André-Line Beauparlant. Ma marraine-mère, Normande, bien sûr. Carolyne Scenna, une amie artiste avec qui je travaille. Gabrielle Lajoie-Bergeron et Christine Major, avec qui j’ai aussi collaboré.

Karine : J’aurais plein d’autres sujets à déplier… mais pour terminer j’aimerais te demander ce que tu penses aujourd’hui d’une phrase que tu as écrite dans ton mémoire de maîtrise en 2014. Quand je l’ai lu, elle résonnait beaucoup pour moi, tu vas comprendre pourquoi. « La peinture, ça appelle le corps. Quand je peins, j’oublie le mien. Ça me plait assez. Je deviens peinture, pinceau. Peindre, c’est assez métaphysique. » Venant de la danse, le rapport au corps, au sensible, me parle et est important évidemment. Ça influence aussi mon travail en joaillerie.

Isabelle : Je ne sais pas si je vis ça de la même façon maintenant mais quand je suis plongée dans le travail, je ne pense pas à mon enveloppe physique. Spatialement, c’est difficile de décrire où tu es quand tu es entrain de peindre. Je perds la notion de l’espace et la notion du temps. Je peux ne pas manger pendant 10 heures tellement je suis plongée, investie dans ce que je fais. Et quand j’en sors, tous mes besoins physiques font surface d’un coup. En vieillissant, je me rends compte aussi qu’il faut être en forme et faire du sport pour peindre.

Karine : Ce n’est pas juste tes mains et ta tête qui travaillent.

Isabelle : Non. Mais ce rapport là, main-tête, je n’ai pas encore compris comment il fonctionne. Même si ma tête envoie une certaine indication, ma main peut surprendre mon cerveau. C’est fascinant! [Rires]


Update / Décembre 2020

Karine : On s’est rencontré en mars dernier, quelques jours seulement avant que le Québec soit en confinement. Durant les derniers mois, l’art, la culture, ont été durement touchés par les mesures et les décisions du gouvernement. Est-ce qu’il y a des choses qui ont changé pour toi? Tu es rendue où neuf mois plus tard?

Isabelle : Ce serait presque moins long de te dire ce qui n’a pas changé que l’inverse. [Rires]

Karine : Toute une année hein?!

Isabelle : 2020 a été une année vraiment difficile pour moi, et pas seulement à cause de la pandémie. Quand on s’est rencontré, l’année s’annonçait déjà mouvementée. Je savais que je devais quitter mon atelier du 305 Bellechasse, mais je ne m’attendais pas à ce que tous les pans de ma vie soient autant ébranlés. Pour des raisons personnelles, j’ai décidé de faire en partie mon atelier à la maison, tout en étant consciente que ça m’obligerait à revoir un peu ma pratique. Mais j’avais envie de cette décroissance, de pousser mes projets d’écriture et de roman graphique, de travailler en plus petit… Et parce que je sais que la situation est temporaire, c’est supportable. En juin, j’ai eu un autre accident de vélo, mais cette fois j’ai été moins chanceuse. Cette deuxième commotion cérébrale, avec fracture à la clavicule en plus, a eu de fâcheuses répercussions sur ma vie. Je n’étais plus capable d’accomplir mes tâches quotidiennes, de gérer mes émotions, de faire la part des choses. J’étais HYPER sensible, je n’avais plus aucune attention et j’ai commencé à être excessivement anxieuse. Heureusement, j’ai été prise en charge. J’ai vu un neurologue qui m’a dirigé vers un psychologue, gratuitement. Sans lui et le support, même virtuel, de mes amies proches, en pleine pandémie, je ne sais pas comment je serais sortie de ce vortex. Ce n’est pas magique, mais voir un professionnel quand on se sent en détresse psychologique devrait être accessible plus facilement et gratuitement… Si je parle de ça, malgré que ça soit bien personnel, c’est que je crois que ça devrait être abordé différemment dans notre société.

« La création pure dénuée de toute inspiration extérieure, je n’y crois pas… On est des êtres construits, perméables à ce qui nous entoure... »

Karine : Oui, je suis bien d’accord avec toi. La santé mentale est trop souvent négligée alors que ça devrait être une priorité. Si tout va bien, tu as une exposition à SKOL à partir du 14 janvier 2021. Un projet avec une grande amie à toi, Carolyne Scenna. Peux-tu me parler un peu de ce projet et de l’importance pour toi de travailler avec une amie?

Isabelle : Ce projet, Phénomène du dortoir, nous habite depuis tellement longtemps. C’est né d’une envie de collaborer, de se mettre au défi et de se surprendre l’une et l’autre. Le titre est l’expression qui décrit le phénomène de la synchronisation des règles chez les femmes. Comme on partage depuis plus de 10 ans les mêmes lieux de création, ça nous paraissait, avec humour, être l’analogie parfaite de notre collaboration artistique. Une émulation réciproque qu’on souhaitait encourager au lieu de chercher à s’en éloigner par peur de se faire copier, de perdre nos idées… La sacro-sainte originalité et la création pure dénuée de toute inspiration extérieure, je n’y crois pas… On en a parlé déjà. On est des êtres construits, perméables à ce qui nous entoure... On avait envie de cette ouverture-là, de pousser cette influence à l’extrême. Phénomène du dortoir, c’est l’occasion aussi de se surpasser pour l’autre, de se faire des demandes spéciales, de laisser l’autre fouiller dans nos archives et nos banques d’images personnelles, et d’expérimenter en dehors de notre pratique habituelle. Sans l’amitié et la capacité d’être vulnérable l’une face à l’autre, ce projet aurait pu virer en catastrophe! Rien de ce qui est fait dans le cadre du projet aurait pu exister sans l’autre…

Karine : Travail et amitié ont souvent été imbriqués pour moi. Comme tu le décris, quand les affinités esthétiques et artistiques sont là et qu’on a une sensibilité commune pour aborder un sujet, ça permet d’installer rapidement un climat de confiance dans lequel on peut remettre en question les idées, apporter des propositions a priori farfelues et créer sans censure. C’est aussi une occasion de passer des moments privilégiés avec des gens qui sont importants pour moi. Parfois même ce sont les seuls moments possibles, parce que tout le monde est très occupé. La joaillerie c’est très solitaire et cette collégialité, cette proximité me manque. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai eu envie de faire ce projet de rencontre, qui m’apparait d’autant plus pertinent et important aujourd’hui avec l’année qu’on vient de passer! Merci Isabelle pour cette discussion et pour ta générosité!


Pour découvrir et suivre le travail d’Isabelle Guimond
Voici son
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Entretien réalisé par Karine Denault en mars et en décembre 2020
Photos par
Justine Latour

Isabelle porte les bijoux de la collection Soie


publié le 31 déc 2020

 
Karine Denault