Nadège Grebmeier Forget

 
 

Artiste visuelle et de performance, Nadège détourne notre regard pour mieux orienter notre pensée. Que ce soit en utilisant du maquillage comme pigments pour peindre ou dessiner, en préparant des crêpes dans ses bas de nylon depuis un piédestal, en jouant de miroirs pour fragmenter son image, en mettant en scène sa propre mère, qui participait à des concours de beauté dans sa jeunesse, ou en se filmant avec sa webcam en direct dans son appartement à 200 km du lieu d’exposition. Avec aplomb et assurance, elle tente de révéler l’inconfort de l’intimité, s’amuse de l’être et du paraitre, et écorche au passage les représentations de la femme dans l’espace public et médiatique. Domesticité, sensualité, séduction, émancipation, subversion traversent sa démarche. Un brin frondeuse et espiègle, elle trace un sillon de cohérence dans la multiplicité des formes que prend sa pratique artistique depuis plus de 10 ans.

On se connait depuis 2008. Elle sortait alors à peine de l’université et j’ai été conquise, un peu impressionnée aussi, par son assurance et sa franchise, par sa façon directe de dire ce qu’elle pense, de poser les questions qu’on n’attend pas, les bonnes. Je suis son travail avec fascination depuis et c’est tout naturellement que j’ai eu envie de la rencontrer pour le projet ELLES. La séance photo et l’entretien ont été abordés comme une extension de son travail. La photographe est visible dans les images, une habile mise en abîme comme Nadège les aime, et la discussion s’est en grande partie déroulée par textos, nous mettant à distance pour nous permettre de mieux réfléchir. Le texte a bien sûr été retravaillé et le travail d’édition qu’on a fait ensemble souligne la pertinence des sujets abordés comme la force et l’omniprésence des images ou le subtil et essentiel besoin d’être soi.

Nadège présente jusqu’au 9 juillet un projet d’engagement public dans la salle éducative de la Fondation PHI, Je n’en finirai pas de soulever tous ces visages. (Réflexion guidée). Une occasion d’ouvrir sa démarche à d’autres (à des adolescent(e)s notamment) et de poursuivre sa réflexion sur les différentes représentations du moi.

Entretien par Karine Denault
Photos par Justine Latour


 
 

Karine : Ok, je me lance! Tu remets en question notre rapport à la féminité dans ton travail de performance ou plutôt les stéréotypes liés à la féminité (beauté, douceur, apparence, frivolité, etc). Je remarque que ces questionnements se retrouvent aussi dans les dessins que tu fais avec du maquillage sur des pages de magazines de mode, camouflant les corps et les visages des mannequins qui deviennent méconnaissables, parfois même à peine visibles. Ça m’amène à te demander quel est ton rapport à ta propre féminité?

Nadège : Oh, boy! Complexe entrée en matière!

Karine : Vas-y simplement. Ou même contourne ma question si tu veux.

Nadège : Disons que j’aspire à une féminité qui est sincère et authentique. Dans mon quotidien, je cherche à cultiver et incarner une curiosité joyeuse et spontanée envers les différentes Elles qui se manifestent en moi. Par contre, comme n’importe quelle relation, c’est compliqué et imparfait! Franchement, je me retrouve plus souvent qu’autrement à incarner une féminité plutôt classico-romantique ou mélancolique malgré-moi, hahaha! Mais en général, ça m’intéresse de découvrir, dans ma vie privée comme dans mon art, comment ma féminité peut s’exprimer naturellement… pour, avant tout, me plaire à moi-même…

 

« Dans mon quotidien, je cherche à cultiver et incarner une curiosité joyeuse et spontanée envers les différentes Elles qui se manifestent en moi. »

Karine : J’aime ça « les différentes Elles qui se manifestent en toi ». C’est vrai qu’il n’y a pas qu’une seule version de nous-mêmes et que certains aspects de notre personnalité nous échappent parfois ou nous confrontent. Et les normes socioculturelles sont fortes et omniprésentes, on a grandi avec elles et elles sont partout autour de nous. Je constate moi aussi être souvent en réaction face aux dictats de beauté, de minceur, de jeunesse. Parce que je n’ai plus 25 ans peut-être, enfin sûrement, ça m’affecte différemment, mais ce n’est pas mieux. J’arrive à m’en détacher bien sûr mais je me rends compte parfois que certains des inconforts que je ressens ne sont pas vraiment les miens, qu’ils me sont imposés de l’extérieur. Ton travail souligne ça de façon très directe d’ailleurs, la féminité et l’émancipation étant à l’avant plan et pleinement assumées.

Nadège : Je pense que la liberté d’être pleinement soi de manière réelle et incarnée (what ever that means) est à traiter comme toute matière ou sujet qu’on veut maîtriser. À mon sens, pour dépasser la norme ou la forme convenue, il faut de la pratique, de l’assiduité et une compréhension lucide de ce qui influence en douce notre pensée et nos actes… Malgré tout ce que je veux incarner et défendre comme artiste, je me retrouve constamment en situation de négociation avec les schémas de séduction, les bonnes manières et les étiquettes assimilées consciemment ou non!! Avoir une féminité unique et assumée demande étrangement beaucoup de travail d’introspection. Ça exige une sorte de discipline ou de vigilance, et une certaine capacité à observer ce qui sépare le féminin du sexe. J’y suis sensible pour mieux comprendre comment être « libre » là dedans. Ces méditations sur mon incapacité à déconstruire l’image que j’ai de moi-même influencent inévitablement ma pratique artistique.

« Avoir une féminité unique et assumée demande étrangement beaucoup de travail d’introspection. »

Karine : Pourtant, tes dernières performances (je pense à la plus récente en 2022 à Toronto, In Me There Are Four Wolves, mais aussi à celle que tu as fait live sur Facebook en mars 2020 pendant le confinement de la pandémie, Some Kind Of Game), ta présence est très assumée et de plus en plus physique. Ton corps a toujours été très impliqué mais ta présence, ton énergie, ta capacité d’endurance me semblent mises à l’épreuve plus qu’avant. Quand je te regarde bouger, je sens mon corps de danseuse qui ne bouge plus assez, le trop plein d’énergie que j’emmagasine et avec lequel parfois moi non plus je ne sais plus trop quoi faire… Je sens en toi une sorte de rage et un besoin d’exulter qui te fait du bien. Et tu me fais du bien à bouger et te démener comme ça. Es-tu consciente d’avoir cet effet sur les gens qui te regardent? Et qu’est-ce que ça te fait à toi de bouger de cette façon?

Nadège : Je remarque effectivement cet effet de contagion, comme s’il y avait un débordement ou des vases communicants entre moi et les spectateurs. J’ai toujours été comme une éponge, absorbant l’environnement, donc je ne suis pas surprise qu’en me tordant de plus en plus ça ait un effet sur le corps des autres! Hahaha!

Blague à part, mon système nerveux est pas mal à vif alors je suis tout le temps en négociation avec les stimuli extérieurs comme intérieurs. C’est épuisant d’être aussi sensible et anxieuse mais c’est aussi un genre de cadeau-ish? Hahaha! Parce que si on oublie l’association avec la maladie mentale, on réalise que l’anxiété est une énergie pure semblable à l’énergie sexuelle qui grandit et se multiplie quand on essaie de la contenir ou d’y résister. C’est une énergie qui communique quelque chose de profond. Quand je performe, je tente de puiser dans cette vitalité et de la dé-civiliser en quelque sorte. Je lui donne la permission d’exister telle qu’elle est. Avec la création, je me permets de lâcher prise et je fais de plus en plus confiance en la puissance de mon corps et en l’intelligence émotionnelle qui s’y cache. Comme l’acceptation de soi, la création est vraiment un processus de longue haleine qui me semble par moments surnaturel!! « En bougeant comme ça », j’essaie de me transformer en papillon peut-être?

« Avec la création, je me permets de lâcher prise et je fais de plus en plus confiance en la puissance de mon corps et en l’intelligence émotionnelle qui s’y cache. »


Karine : Te transformer en papillon, c’est beau! Bouger, danser, est un exutoire magnifique!!

Ta pratique a toujours été mixte : picturale et performative. Ces deux aspects s’accompagnent et s’influencent. Avec la pandémie et l’arrêt des représentations et des rencontres en personne, ton travail de dessin a pris de l’ampleur. Tu as même fait une expo le printemps dernier à AXENÉO7 à Gatineau montrant exclusivement du travail pictural.

Qu’as-tu appris ou qu’est-ce que ça t’a donné d’approfondir cet aspect de ton travail? Et maintenant que les salles et les galeries sont ouvertes et que faire de la performance est à nouveau possible, comment vois-tu la suite? Ou sur quoi veux-tu mettre l’emphase à l’avenir? Et qu’est-ce qui va arriver à ce magnifique travail de dessin que tu as fait pendant deux ans?

Nadège : C’est plus comme 4 questions ça, non?

Karine : Hahaha! Non, c’est deux questions avec des pistes. Réponds comme tu le sens.

Nadège : Hmm… La première chose qui me vient à l’esprit c’est qu’au début de la pandémie, comme la plupart des gens, j’étais plutôt agitée et j’ai fait une performance qui a été vraiment significative pour moi (celle à laquelle tu pensais tantôt, Some Kind Of Game). Elle découlait directement de la perte de contrôle que je ressentais sur mes circonstances de vie et le rapport que j’entretenais jusque là avec ma pratique. Cette performance m’est venue spontanément et j’ai senti une libération, une coupure. Après, j’ai beaucoup réfléchi à l’impulsion qui m’a poussée à la faire et à la physicalité de ma proposition. À la vitalité qui m’habitait aussi et comment le mouvement de vibration dans lequel j’étais ne m’appartenait presque plus par moments. Je me suis demandé comment cultiver cette sensation davantage, comment me l’approprier et la reproduire dans mon travail autrement qu’avec mon corps en action. Le temps que j’ai passé en atelier ensuite, à travailler sur une production plus matérielle, était habité par ces questionnements et par le fort besoin d’utiliser cette énergie viscérale. J’avais la volonté de me décloisonner, de dépasser les attentes (celles des autres comme les miennes), de m’ancrer dans quelque chose d’autre sans censurer mes gestes… Essentiellement, comme pour d’autres personnes que je connais, la pandémie est arrivée à un moment où j’avais besoin de me retirer et de me rapprocher d’une autre version de moi, plus méditative peut-être…

Karine : D’une certaine façon, la pandémie aura été pour toi un arrêt forcé mais salutaire… Je ne sais pas si tu es comme ça mais moi parfois je pars dans une lancée et mon élan est tellement fort que j’ai de la difficulté à m’arrêter et à réfléchir à ce qui s’en vient. Je n’ai comme pas le choix de suivre la vague que j’ai moi-même provoqué. C’est super tant que l’énergie est là et que je ne m’étourdie pas trop. Mais parfois (souvent!), c’est essentiel de se poser, de réfléchir et de planifier, de voir venir les choses un peu. Je sens que le travail plus introspectif que tu as fait durant ces deux ans / deux ans et demi a ouvert tout un monde de possibilités que tu as envie de continuer à explorer.

« J’avais la volonté de me décloisonner, de dépasser les attentes (celles des autres comme les miennes), de m’ancrer dans quelque chose d’autre sans censurer mes gestes. »


Nadège : Tout à fait. Disons que le rapport constant que j’entretenais avec la caméra depuis le début de ma carrière, avec le regard extérieur aussi, commençait à me miner. Les œuvres que j’ai réalisées pour AXENÉO7 en 2022 avec pour ce qui brille, minutie / for that which shines, minutiae cherchaient à aller au-delà de la représentation publique d’une Nadège qui n’est plus vraiment en accord avec qui je suis aujourd’hui. En plus de l’image, il y a une qualité de présence qui m’intéresse. C’est un aspect central à tous les arts performatifs et une qualité que je cultive dans mes divers processus de création, dans mes relations aussi d’ailleurs.

Je me suis arrêtée récemment sur cette citation de Nick Cave qui résonne pour moi avec la volonté constante que j’ai de détourner les attentes envers ma pratique et avec cette question de la féminité qui semble t’habiter aussi :

« My experience of creating music and writing songs is finding enormous strength through vulnerability. You’re being open to whatever happens, including failure and shame. There’s certainly a vulnerability to that, and an incredible freedom… To be truly vulnerable is to exist adjacent to collapse or obliteration. In that place we can feel extraordinarily alive and receptive to all sorts of things, creatively and spiritually… It is a nuanced place that feels both dangerous and teeming with potential. It is the place where the big shifts can happen. The more time you spend there, the less worried you become of how you will be perceived or judged, and that is ultimately where the freedom is. »

Je m’éloigne un peu de ta question mais, en bref, j’ai appris avec cette nouvelle production que c’était possible pour moi d’aller chercher l’essence de mes préoccupations habituelles de façon tout aussi investie sans être directement au premier plan. De trouver des façons d’incarner et de montrer de la vulnérabilité et de la sensualité depuis l’intérieur vers l’extérieur plutôt que de la provoquer dans le sens inverse. Ça m’a apporté beaucoup de soulagement et d’espace…

« J’aime garder ce caractère insaisissable de l’impulsivité, rendre visible le désir (ou la texture du désir). »

Karine : Tu aimerais peut-être lire Brené Brown, si tu ne l’as pas déjà lu. Chercheure en sciences humaines, elle parle beaucoup de l’importance de la vulnérabilité et surtout de l’acceptation de notre propre vulnérabilité comme d’une force. Alors qu’on a de manière générale appris à voir cet aspect de notre personnalité comme une faiblesse.

Il y a justement beaucoup de toi dans tes dessins. Ta sensibilité pour commencer, ton émotivité aussi. Et avec ta façon de travailler l’espace, j’ai l’impression en les regardant de te voir les exécuter. Tu avais d’ailleurs pensé l’exposition à Gatineau de telle sorte que les gens vivaient une expérience physique et sensorielle avec ta proposition. Les dessins n’étaient pas accrochés aux murs mais plutôt placés au sol sur des structures qui les surélevaient un peu et au-dessus desquelles il fallait se pencher pour les regarder. La gestion de l’espace était totalement différente de ce que l’on voit habituellement dans une exposition où les œuvres sont accrochées au mur. Ton travail demeure très physique et sensoriel même si tu changes de médium. Comment commences-tu un dessin et qu’est-ce qui t’amène à le voir ou à le travailler de façon aussi physique?

Nadège : Cette pratique d’interventions sur des images de magazines a commencé en 2016 avec — Hier est aujourd’hui, une performance de longue durée que j’ai fait pour VU Photo à Québec. Je me suis isolée pendant quasi 120h (chez moi, à Montréal) pour produire du contenu visuel virtuel en suivant un flow d’idées disparates provoqué par un dialogue continue entre l’instant présent et le temps qui passe sur internet. Depuis, je m’impose des contraintes pour dessiner uniquement dans cet état d’impulsion et d’urgence. J’aime garder ce caractère insaisissable de l’impulsivité, rendre visible le désir (ou la texture du désir). J’essaie de ne pas trop réfléchir à ce que je fais. J’intellectualise ou organise ensuite.

Je trouve intéressant que la sensation corporelle et instinctive que j’ai en produisant mes dessins soit transmise par la mise en scène de l’exposition. Cette mise en scène oriente le regard des autres de façon particulière, comme je le fais dans mes performances et comme le fait la caméra dans le fond… Je pense toujours à l’espace et à la circulation du regard et des corps car c’est mon intérêt de performeuse à la base.

Il y a beaucoup de choses que je ne connais pas encore de cette nouvelle production. À date, je vois ces dessins comme des extensions performatives ou des micro-actions… Plusieurs peintres ont fonctionné comme ça. Leurs tableaux sont le résultat ou le déploiement de leur corps en action et, pourtant, on ne les considère pas comme des performeurs!

Karine : J’aime cette idée de micro-actions. Et l’importance de l’impulsion et de la spontanéité dans ton approche du dessin. Ça le rend vivant, du moins, c’est ce qui me saisie quand je les vois. Je trouve qu’il y a une réelle cohérence dans l’évolution de ta pratique depuis qu’on s’est rencontré en 2008.

On en a parlé plus tôt, la différence entre Nadège la femme et Nadège l’artiste est floue, mouvante. Parfois elles se confondent, parfois elles se distancient. Si tu ne faisais pas de l’art, qu’est-ce que tu ferais?

Nadège : Ah! C’est la question piège que je me pose souvent! Merci Karine hahaha! La réponse va habituellement dans tous les sens, mais je rêve parfois d’avoir un Bed & Breakfast / Résidence d’artistes sur le bord de l’eau ou dans un champ de fleurs, de citron, d’olive, ou dans un vignoble! Tu sais, quelque-chose de bien pittoresque et dreamy. Quelque chose de concret, avec des gens intéressants, une routine, de la nature en abondance, beaucoup de confort, des huitres, du champagne et peut-être l’Italie finalement! Hahaha! Si non, peut-être parce que je t’écris en transit vers Chicago : Agente de bord. Clairement pour le costume!

Karine : Hahaha! Je te verrais bien! Et tu irais partout!!

Nadège : Je sais! Moi aussi! Le petit foulard et le chapeau Porter sont pas mal cute!

 

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Entretien réalisé par Karine Denault
Photos par
Justine Latour

Nadège porte les bijoux des collections Esquive et Lueur


publié le 26 avril 2023

 
Karine Denault